14 Apr, 2021

De New York à Paris : retour sur le tournage d'"Eden" de Mia Hansen-Løve

14 Apr, 2021

De New York à Paris : retour sur le tournage d'"Eden" de Mia Hansen-Løve

BY CG EDITOR

De Paris à New York, visite sur le tournage du prochain film de Mia Hansen-Løve, Eden. Un portrait du frère de la réalisatrice, l’un des héros du mouvement musical french touch de la fin des nineties.

Début septembre, par une fin d’été caniculaire, on s’engage dans une petite rue déserte de Brooklyn, située à quelques pas du quartier industriel Red Hook qui longe l’Hudson River. Il y a là une ancienne caserne de pompiers, réhabilitée en bureaux, quelques garages aux stores baissés et un bâtiment d’où s’échappent des vibrations musicales. C’est le SRB Brooklyn, un club secret comme la ville en compte des centaines. Il est treize heures lorsqu’une nuée de kids débarque sur la piste où résonnent les premières notes du tube "Happy song" de Charles Dockins. La voix de la chanteuse recouvre bientôt les lignes de basse tandis que dans l’obscurité les corps s’animent : des jeunes font du breakdance, d’autres fument, boivent ou draguent. Au milieu de la foule, on distingue une silhouette filant entre les danseurs, le dos courbé, les yeux rivés sur un moniteur : c’est Mia Hansen-Løve. La réalisatrice française est à New York pour tourner quelques scènes de son nouveau film, "Eden", une histoire d’amour, de jeunesse et de musique, inscrite dans le mouvement french touch des années 90-2000.

Elle semble préoccupée en ce début d’après-midi. Quelque chose dans la scène ne marche pas. Il faut refaire la prise. Une première fois. Puis une deuxième. Puis une troisième. Et ainsi de suite jusqu’à ce que la nuit tombe sur l’avenue. «Ça va être un tournage très long et crevant» se marre un technicien de l’équipe américaine lorsque les lumières se rallument. Mia Hansen-Løve, elle, est déjà en train de réaliser de nouveaux plans avec ses acteurs à la sortie du club. Elle gardera ce rythme effréné encore quelques jours pour achever la première partie du tournage d’"Eden", «son film le plus ambitieux» dixit ses collaborateurs présents sur le plateau.

Le pari est d’autant plus risqué qu’aucun cinéaste n’avait jusqu’ici entrepris de raconter ce moment de l’histoire de la musique française où émergea une nouvelle vague de DJs et compositeurs réunis sous le nom de french touch. Une génération qui comptait dans ses rangs un certain Sven Hansen-Løve, le frère de la réalisatrice, de sept ans son aîné. Il était au lycée lorsqu’il découvrit la House de Chicago et sa déclinaison Garage, un mélange de chants Gospel et de rythmes électroniques qu’il décida de diffuser en France. Devenu DJ, puis organisateur avec son pote Greg Gauthier des soirées Cheers qui trustaient la nuit parisienne à la fin des 90’s, il fraya avec tous les héros de la french touch, connut la gloire, la coke, l’ivresse de la nuit, puis la descente, inévitable à mesure que le Garage passait de mode. Il lança son label au moment où l’industrie du disque s’effondrait, il vit certains de ses amis mourir de trop d’excès et traversa une violente détresse amoureuse. "Eden" est son histoire…

«Mia m’a parlé de son intention de raconter cette époque il y a trois ans, éclaire Sven Hansen-Løve. Je commençais à me détourner de la musique, mon label avait fait faillite, je n’avais plus la foi. Ecrire le film avec elle a été un moyen de tourner enfin la page, de me consacrer à ce que je voulais vraiment : la littérature». Un désir de rupture partagé par sa sœur, qui avait le sentiment d’avoir clos un cycle avec ses trois premiers films, "Tout est pardonné", "Le Père de mes enfants" et "Un Amour de jeunesse".

«Je voulais rompre avec un certain type d’émotion, avec la question du deuil qui était au cœur de mes précédents films, dit la cinéaste. Même si l’idée de perte revient dans Eden, le récit est porté par une énergie et une euphorie nouvelle. Je sentais qu’il fallait que j’aborde cet autre aspect de ma jeunesse, plus lumineux, lié aux soirées de Sven que je fréquentais souvent. Il y a aussi quelque chose dans cette génération qui me fascine, une candeur, une manière de vivre pleinement la fête, de ne rien anticiper. Une innocence qui me semble un peu perdue aujourd’hui. C’était une forme d’utopie, même si elle annonçait déjà la mélancolie à venir, puisque ce rapport à la vie ne pouvait pas tenir très longtemps ».

Le frère et la sœur se sont donc réunis dès 2011 pour écrire le scénario, mêlant leurs souvenirs à la fiction. Ils ont inventé un personnage, Paul, l’alter ego de Sven, dont on suivra les aventures du milieu des années 90 à aujourd’hui, de Paris à New York, dans une fresque romanesque traversée par les grands noms de cette génération : les gars des soirées Respect, du Queen, les Daft Punk naissants ou encore David Blot et Mathias Cousin, auteurs de la BD "Le Chant de la Machine". Ils en ont fait un film de bande, avec ses amitiés, ses rivalités et ses échecs sentimentaux. «Je ne me suis fixé aucune limite dans l’écriture, ni sur mes relations avec les femmes, ni sur la drogue ou nos excès, décrit Sven. L’idée n’était pas d’être dans l’héroïsation ou la nostalgie, mais de capter les émotions d’une époque».

Et cette époque avait sa bande-son, House et Garage, que les auteurs ont dès le début tenue à intégrer au cœur du récit. «Les chansons doivent être le fil conducteur du film, avec des montées et des descentes, un rythme global. Plus j’y pense, plus j’ai l’impression de faire une comédie musicale», dit Mia Hansen-Løve, qui a pu compter sur les connexions de Sven pour obtenir ses droits musicaux : ceux des Daft Punk, qui ont cédé trois morceaux «pour une somme symbolique», de Sueño Latino ou encore de Terry Hunter, un Dj culte de Chicago à qui la cinéaste a proposé de jouer son propre rôle. «Comment je pouvais refuser ça? nous lance le musicien. J’ai eu mille propositions pour faire des films sur le sujet, mais Sven était vraiment le gars de la situation : il a une telle passion pour la musique, et puis il a vécu de l’intérieur cette époque de dingue, où les Djs étaient adulés comme des rock stars ».

Sur le tournage, Mia Hansen-Løve affiche une détermination et une fermeté totales. La veille des scènes du club de Brooklyn, elle entraînait son équipe dans un aéroport du New Jersey pour réaliser un plan-séquence, avant de filer au MoMA afin de capter quelques images d’une fête en plein air. Dans des décors réels, confrontée à une série d’accidents (figurants en roue libre, alarme incendie…), elle reste concentrée, sûre de sa vision. «Elle est vraiment dans la maîtrise, elle contrôle chaque détail, les mouvements de caméra, les décors, les fringues…tu sens qu’elle a un lien intime au film, note Félix de Givry, un jeune étudiant et acteur débutant que la réalisatrice a choisi pour incarner Paul. On s’est rencontrés il y a plus deux ans et depuis on a un lien très fusionnel. Mia voulait que je m’implique, que je saisisse le personnage inspiré par son frère, les motivations de son époque».

A ses côtés, la réalisatrice a réuni des jeunes acteurs encore peu identifiés: Pauline Etienne (vue dans La Religieuse), Hugo Conzelmann (Après Mai), ou encore Zita Hanrot (Radiostars). Ils constituent la bande rapprochée du personnage principal, à laquelle s’ajoutera une constellation de seconds rôles hautement cools: Vincent Lacoste (en Thomas Bangalter), Vincent Macaigne et les girlfriends Laura Smet, Golshifteh Farahani et Greta Gerwig. «On incarne trois femmes qui sont toutes passées à différentes époques dans la vie de Paul et ont joué un rôle dans son parcours sentimental, note Laura Smet, qui se dit sensible à la dimension autobiographique du scénario. J’étais très émue par l’histoire de ce type que le succès a fait vriller, et par l’idée que sa sœur lui rende hommage des années plus tard. Hier on tournait dans l’ancien studio de Sven, il a fallu ressortir ses vieux vinyles, reconstituer le décor. L’ambiance était troublante, on sentait un vertige entre le réel, l’histoire de Sven, et la fiction».

Retrouver les lieux d’origine, chercher des indices d’époque, c’était une des volontés de Mia Hansen-Løve, qui défend son goût du réalisme. «Dans tous mes films je tiens à cette forme de vérité, à l’attention aux détails, à la quotidienneté. C’est là que se situe la poésie selon moi». De retour à Paris fin novembre pour la deuxième partie du tournage, la cinéaste a donc poursuivi son pèlerinage dans les anciens spots de la french touch : à la Coupole, au Cirque d’Hiver puis dans les locaux de Radio FG où on la rejoint pour une des scènes clés du film. Paul doit passer des disques à l’antenne. Il est à cet instant au sommet de sa gloire. L’acteur Félix de Givry s’exécute devant la caméra. Sven est là, en retrait, qui assiste à la scène. On se souvient alors de ces mots qu’il nous confiait : «Je me rappelle de l’insouciance de ces années, où l’on n’avait pas d’angoisse, pas de contrainte, où le temps passait à une vitesse folle. Et je me demande aujourd’hui comment j’ai pu me poser aussi peu de questions…»

Publié à l'origine dans Les Inrockuptibles