Nicolas Maury : "la jalousie est un puissant déchiffreur du monde"
Nicolas Maury : "la jalousie est un puissant déchiffreur du monde"
Pour son premier long-métrage, "Garçon Chiffon", nommé au César du meilleur premier film en 2020, Nicolas Maury ausculte avec drôlerie la crise existentielle d'un acteur en plein down, et réunit autour de lui une troupe de partenaires-aimés. Interview sur l'art de rire en pleurant.
Le thème principal de "Garçon Chiffon" c’est la jalousie dont le personnage principal, Jérémie, dit qu’elle lui brûle le sang. Vous vous êtes documenté ?
Le premier document, la base, c’est ma propre vie. Quand je suis arrivé à Paris, adolescent venant de mon Limousin natal, j’ai vécu une passion dévorante. Qui, comme toute passion amoureuse, était faite d’une jalousie envahissante. Et j’étais aussi abreuvé des grands classiques du genre. Proust d’évidence, très tôt, peut-être trop tôt, et Roland Barthes qui a écrit : “Comme jaloux je souffre quatre fois : d’être exclu, d’être agressif, d’être fou et d’être commun.” Je n’aime pas le stéréotype ordinaire du jaloux avec tous les clichés théâtraux qu’il véhicule, l’amant dans le placard, etc. J’aime par contre les gens qui montrent leurs inquiétudes. Au cinéma, c’est à peu près la même chose, les rôles les plus intenses sont des rôles de passionnés. Je crois que la jalousie est un puissant déchiffreur du monde, au sens où elle incite à vouloir avoir raison de ce qu’on imagine. Et le drame, si j’ose dire, c’est que le jaloux n’a pas forcement tort. Il se fait un film dans la tête et le truc de dingue c’est que très souvent le film a raison.
La jalousie c’est comme un acouphène, un bruit de fond que l’on est le seul à percevoir et qui à force de ressassement douloureux donne parfois envie de disparaître. Disparaître tellement on aime jusqu’à devenir fou, c’est un programme magnifique et dangereux. C’est une forme de suicide à petit feu. François Truffaut l’a parfaitement filmé dans son Adèle H. qui est une grande brûlée de la jalousie. J’ai été élevé par des femmes qui entre elles, à portée de mes oreilles, discutaient souvent de la jalousie. Ma mère la première qui vivait dans cette inquiétude et dont j’ai en partie hérité. Quand j’avais 9 ans, un soir, le téléphone sonne. Je ne sais pas ce qui me passe par la tête mais je dis à mon père: “Tu devrais décrocher, c’est peut-être ta maîtresse ?” Innocemment mais gorgé d’intuition, j’avais deviné la vérité. Ma mère a baissé la tête, mon père est resté bouche bée, leur couple venait de définitivement sombrer.
Est-ce pour toutes ces raisons autobiographiques que vous avez décidé d’interpréter vous-même le rôle de Jérémie ?
Pas seulement. J’ai envisagé beaucoup d’acteurs de ma génération pour jouer Jérémie, mais aucun ne convenait quelles que soient leur excellence. Le problème n’était pas celui de la dissemblance ou de la ressemblance. En fait, mes hésitations masquaient un désir un peu honteux et prétentieux. Il fallait que je me vois. Je voulais être regardé là où je ne suis pas regardable. À la fois comique, fantaisiste, et tragique jusqu’au pathétique puisque évidement il y a du grotesque dans le drame. Mon jeu a consisté à ce qu’il y ait perpétuellement du jeu entre ces différents aspects. Ce qui m’intéresse, c’est d’instiller une foule de détails dans mon comportement, mes gestes, mes inflexions de voix ou mes silences, une hémorragie de signes qui génère du vivant ou en tous cas un sentiment de réalité, de vérité, susceptible de toucher les autres, en l’occurrence les spectateurs du film.
Dans la série à succès "10%" vous interprétez le rôle d’un agent d’acteur. Dans "Garçon Chiffon", Jérémie, acteur en mal de rôles, croise quelques personnages du petit monde du cinéma. Vous n’êtes pas tendre avec eux ?
C’est strictement du vécu. La réalisatrice qui pète les plombs, interprétée par Laure Calamy, dit tout ce que je pourrais dire sur les bons ou les mauvais conseillers. Elle incarne le désastre qui guette n’importe quel metteur en scène quand on pense à sa place, quand on désire sans lui et censément mieux que lui. Au moins, elle a le courage de tutoyer le désastre. Le personnage de réalisateur incarné par Jean-Marc Barr est d’une autre espèce. C’est un faux gentil. Il dit oui à Jérémie pour un rôle dans son prochain film mais c’est pour mieux lui dire non. Et de conclure leur entretien par une formule dont il ne mesure pas la cruauté tellement elle est sincère : “De nous deux c’est moi le plus malheureux.” Des coups de couteaux qui prétendent être des caresses, c’est ça le cinéma.
Pour l’écriture du scénario vous avez collaboré avec Maud Ameline et Sophie Fillières qui elle est une vraie réalisatrice...
Sophie m’a appris une chose fondamentale : en finir avec le mot impossible. Sur le tournage de Garçon Chiffon, sans que forcément quiconque ne me le dise, je sentais que certaines choses, c’est à dire certains plans, étaient considérés comme impossibles. J’ai résisté et persisté parce que j’étais convaincu que c’est justement parce que c’était soi-disant impossible qu’il fallait le faire. Je me souviens en particulier d’un très long plan séquence sur mon personnage. Dans le regard des techniciens de l’équipe je percevais du doute sinon du reproche. Mais j’ai tenu bon parce qu’une ritournelle intime me trottait dans la tête, mon être au monde, fluide et changeant, que je voulais suggérer et transmettre, ce qui exige une certaine durée.
Cette ritournelle, ça peut être une musique ?
C’est toujours une musique, qu’elle soit “noble” ou “populaire”. La plupart du temps quand je marche dans la rue, une musique m’accompagne, c’est ma manière de jouer ma vie et de l’interpréter. Autrement dit, la musique, dans la vie comme au cinéma, n’est pas là pour illustrer mais pour accompagner. L’amour du dialogue, l’amour de la musique, c’est la même chose, c’est tendre l’oreille au même battement de cœur, concret et parfois épuisant. Olivier Marguerit qui a composé la musique originale de Garçon Chiffon est dans ce même état d’esprit : une musique de film ne doit pas être une virgule, une pause, une récupération, mais une intensité en osmose.
Garçon Chiffon est à ce titre une comédie musicale qui commence par le chiffon et se conclut par le velours avec l’ultime chanson du film que Jérémie fredonne à son possible nouvel amour. Un certain nombre de références littéraires, manifestes ou secrètes, hantent le film. Paula Fox et ses Personnages désespérés, Sarah Kane et son monologue 4.48 Psychose, mais surtout la pièce de théâtre de Frank Wedekind L’Éveil du printemps, dont Jérémie répète le texte. Wedekind est très important pour moi et pour le film. L’Éveil du printemps est sous-titré, non sans une certaine ironie, “une tragédie enfantine”, ce qui pourrait être aussi le sous-titre de Garçon Chiffon. J’ai interprété au théâtre le rôle de l’adolescent Moritz dans L’Éveil du printemps.
C’est un souvenir intense parce que j’avais l’impression en jouant d’être dans un état d’auto-hypnose quasi permanent : devant moi, à côté de moi et cependant hyper présent. Moritz souffre de ses mâles ardeurs naissantes. Jérémie n’est plus un adolescent mais sa présence au monde est la même, perclu de questions sans réponses mais animé d’une soif d’amour et de liberté extrémiste. Jérémie est comme le Petit Poucet du conte, il sème des cailloux pour retrouver le chemin de sa maison, mais quand il remplace les cailloux par des petits bouts de pain, les oiseaux les mangent et il est alors totalement perdu.
Garçon Chiffon est aussi le portrait d’une mère, Bernadette, interprétée par Nathalie Baye...
Le film aurait pu s’appeler Vers Bernadette. Parce qu’il n’est pas tant le portait de la mère d’un jeune homme homosexuel, qu’une enquête existentielle sur une femme inattendue qui a tracé son destin, vit sa vie dans un village du Limousin entre ses gîtes et ses abécédaires au point de croix, mais qui a aussi défriché un chemin broussailleux pour atteindre l’identité imprenable de son fils. Elle le comprend, elle le sent parce que son éternel ailleurs, son quant à soi, ont eux aussi été salis et trahis. Le personnage de Bernadette n’aurait évidement jamais atteint une telle étrangeté dérangeante si ce n’était pas Nathalie Baye qui m’avait fait le cadeau de l’accepter.
Je l’ai rencontrée sur le tournage de 10%. Elle m’avait conseillé de laisser du temps au temps. Quand le temps fut venu, ce fut une rencontre absolue et alchimique. Nathalie Baye comprend tout, avec cœur et courage. Cela dit, au rayon psy, je ne veux pas être ma mère, ni d’ailleurs mon père. Je n’ai rien contre la psychanalyse. Si la thérapie par la parole profite à certains, tant mieux pour eux mais je ne suis pas de ce genre-là. Mes négociations avec les signes du monde, bienveillants ou hostiles, passent par d’autres voix, souvent silencieuses et indéchiffrables, même par moi-même.
Pourquoi le chiot que la mère de Jérémie lui offre et qui va devenir, dit-il, “ l’homme de sa vie”, s’appelle Gugusse ?
À cause d’une histoire remontée de l’enfance. J’avais appris à jouer du violon et quand je débarquais pour jouer un air, on disait : “Tiens voilà Gugusse et son violon !” Sous-entendu, “le petit pédé va nous amuser.” Dans le même registre, il y a dans le film cette scène où Jérémie enfant est surpris dans sa chambre en plein karaoké sur la chanson Marilyn et John de Vanessa Paradis. “Ouah, la fille !” C’est à fois affectueux et très méchant. Mais je crois que ce genre de mortifications, pour peu qu’on arrive à les surmonter, forgent une sorte d’identité résistante qui excède le rôle de simple victime.
"Garçon Chiffon" qui débute avec une scène de haute comédie lors de la réunion d’une association dite “ des jaloux anonymes ”, quitte peu à peu le réalisme pour s’évader vers le fantasque, voire le fantastique, notamment à l’occasion du sauvetage de Jérémie par un groupe de bonnes sœurs au fin fond d’une forêt...
La surréalité pour moi est une des nombreuses formes du réel. Les bonnes sœurs que Jérémie appelle des mères sont des réparatrices qui ne mâchent pas leurs mots, traitant Jérémie d’enfant capricieux qui s’accroche, mais capables aussi de lui offrir un élixir à base de houx qui est comme une potion magique pour qu’il guérisse de sa jalousie. C’est à cette occasion qu’est prononcée une des phrases fondamentales du film : On n’aime jamais mal quand on aime. Je ne suis pas religieux mais je crois à la religion de l’amitié, même si elle s’exprime en V.O. par la voix d’une bonne sœur japonaise, comme un tremblement asiatique, une bouffée impromptue de Hong Sang Soo.
À la volée, il y a aussi une apparition fugace dont on n’est pas certain, spectateur, de l’avoir reconnue...
C’est Isabelle Huppert, c’est bien elle. Au sortir d’une salle de cinéma où il a été voir Noce Blanche de Jean-Claude Brisseau, Jérémie croise Isabelle Huppert qui le toise de la tête aux pieds au moment, où comme d’habitude, il se plaint de souffrir. Pour moi ce n’est pas tant Isabelle Huppert en personne qu’un fantasme incarné, une femme qui paraît et disparaît, un fantôme, mais un fantôme du réel qui considère la souffrance affichée de Jérémie comme elle doit l’être: à distance et avec une sorte d’humour. Évidemment, je bénie Isabelle Huppert et sa magie d’être venues en corps et en esprit habiter mon film.
Ne craignez-vous pas que "Garçon Chiffon" dont le personnage principal est homosexuel soit, comme on dit, catalogué et partant, réduit ?
Alors là, je pourrais me mettre en colère. La case pédé ne me satisfait pas du tout et me donne même envie de fuir. C’est une réduction étouffante et liberticide. Film de femmes, film de pédés, quelle mésintelligence de la singularité et de la complexité ! Quitte à passer pour un réac’ que je ne suis pas, je n’en peux plus des catégories homme, femme, pédé, gouine. De l’air, par pitié ! Quelle tristesse ce serait d’être une seule chose à la fois. Ce qui m’intéresse, c’est l’hétérogène. Par exemple un garçon qui aime les filles m’intéresse tout autant sinon plus qu’un garçon qui aime les garçons. Certes je suis moi-même une chose humaine visible, explicite, parfois incontrôlable et flamboyante dans ses gestes et ses expressions, une follette excentrique si on veut, mais je passe l’essentiel de ma vie et de mes désirs à être ailleurs, anormalement ouvert au monde, et toujours du côté de l’indécidable.
Un ailleurs indécidable où rôde la mélancolie ?
L’origine antique du mot mélancolie l’assimile à une bile noire qui compose avec la nostalgie de paysages et de terre perdus qui ne sont pas forcement un paradis. C’est le fond de l’air dans Garçon Chiffon. Un sentiment ancestral d’abandon, un chagrin fondamental. Si mon garçon est chiffon et chiffonné, c’est qu’il se débat sans cesse avec cette bile noire, parfois pour la contrarier, parfois pour la partager et même l’épouser. Des noces noires j’en conviens, mais des noces quand même.
Propos recueillis par Gérard Lefort, juillet 2020