Sur les traces de "Mustang" en Turquie
Sur les traces de "Mustang" en Turquie
Il y a cinq ans, en 2015, la jeune réalisatrice Deniz Gamze Ergüven tournait son premier long-métrage dans un petit village turc, "Mustang". La suite est connue : un succès mondial, une nomination aux Oscars, et une cinéaste satellisée. Souvenirs des premiers jours de tournage.
La nuit tombe sur ce petit village reculé de la Province d’Inobulu, situé à l’extrême Nord de la Turquie, à 500 kilomètres d’Istanbul. Dans le jardin d’une maison inhabitée, disposée sur un flanc de montagne face à la Mer Noire, des dizaines de locaux habillés en robes et costumes chics se réunissent sous un chapiteau de fortune. Les femmes, certaines voilées, se tiennent à distance pudique de la foule, tandis que les hommes dansent au rythme de chants traditionnels et sortent leurs flingues pour tirer à balles réelles vers le ciel. Tout le monde hurle et rit sous la lune, à l’exception de Tuğba Sunguroğlu : une belle jeune fille, à peine sortie de l’adolescence, dont on célèbre ce soir-là les noces avec un garçon du village. Le mariage s’est fait sans son consentement, sous la pression d’une famille ultra conservatrice. Le visage fermé, les yeux tristes, Tuğba traverse la fête tel un fantôme et s’enfile des verres d’Ouzo pour tenter d’oublier que cette nuit, elle va mourir un peu, abandonner sa jeunesse et devenir épouse.
C’est une scène tristement banale dans les régions isolées et croyantes de Turquie. Mais, aujourd’hui, c’est un plateau de cinéma, investi par une équipe de techniciens français et une réalisatrice aux airs déterminés, Deniz Gamze Ergüven. Née à Ankara, élevée entre Istanbul et Paris, où elle fit ses études à la Fémis, la jeune cinéaste est ici pour tourner son premier long-métrage, Mustang. Co-écrit avec Alice Winocour, l’auteur d’Augustine, le film explore le parcours de cinq sœurs dont les désirs de liberté se heurtent au conservatisme familial, et qui décident de fuir vers Istanbul pour échapper au mariage forcé. Une histoire nourrie d’«indices autobiographiques»et motivée par une«urgente nécessité de prise de parole» explique la réalisatrice.
«Je voulais raconter ce que cela représente d’être une femme aujourd’hui en Turquie, dit-elle. Le pays a toujours été partagé entre deux courants, l’un progressiste, l’autre rétrograde, mais depuis quelques années le second s’impose. Chaque semaine, des types de l’AKP (le parti islamo-conservateur, au pouvoir depuis 2002, ndlr) font des déclarations odieuses sur les femmesqui contribuent à polluer les esprits. Ils nous obligent à nous cacher, à nous taire, à avoir honte»
.Quelques semaines avant le début du tournage, le vice-premier ministre turc, Bülent Arinç, déclarait ainsi que «les filles ne doiventpas rire en public», provoquant une vaste controverse sur les réseaux sociaux, où des milliers de femmes postèrent par réaction des selfies en souriant. «J’en ai fait un moi aussi ! Je me suis prise en photo pour leur montrer à quel point ils sont débiles», nous dit avec fierté İlayda Akdoğan, qui fait partie de la troupede cinq actrices plus ou moins professionnelles réunies par la cinéaste au terme d’un long casting. Toutes âgées de 13 à 20 ans, et menées par l’impétueuse Güneş Şensoy, qui tient le rôle principal, ces fracassantes kids turques forment le cœur battant du film, son énergie vitale et ardente. Car si le récit dresse un réquisitoire explosif contre le conservatisme religieux, Mustang est avant tout unfilm d’aventure, l’histoire d’une insurrection menée à un rythme débridé. «Je voulais raconter le trajet de ces filles à travers une série d’actions, de situations hyper concrètes, physiques, remarque la cinéaste. Même si l’on part de faits réalistes, le film devient une sorte de conte, un truc bigger than life qui doit forcément s’achever par la victoire des filles. Et une victoire jubilatoire!»
Sur le plateau, principalement concentré dans les décors rudimentaires d’une maison-forteresse, où se déroule l’essentiel de l’action du film, cette énergie vantée par la réalisatrice est palpable à chaque instant. Au cœur de sa petite bande d’actrices, Deniz Gamze Ergüven fait les cent pas, ordonne des mouvements ultra chorégraphiques et maintient un état d’intensité maximale. «On doit hurler, courir, casser des portes, comme si rien ne pouvait nous arrêter», s’amuse la jeune actrice Elit İşcan. «Même dans les dialogues, qui ont un côté très vif et tendu, Deniz n’est vraiment pas dans l’excès de psychologie ou le film à thèse ; elle veut que ça claque» précise le chef-opérateur David Chizallet, à qui la cinéaste a fourni une série de repères bien précis pendant la préparation du projet. «On a parlé de Truffaut ou Pialat pour la direction d’acteur, mais aussi de Spring Breakers, dans l’idée d’un film de bande où les gamines forment un corps indivisible, une sorte d’hydre à cinq têtes». Un réseau d’influences pop et hétéroclites, auxquelles on ajoutera le Virgin Suicide de Sofia Coppola, dont la sensibilité et l’esthétique vaguement onirique planent au-dessus de Mustang comme une ombre bienveillante. Et puis aussi et avant tout une signature unique: celle de Deniz Gamze Ergüven.
Reportage publié à l'origine dans "Les Inrockuptibles"