Joséphine Avril de chez Carøe : "Le cinéma et la cuisine sont deux arts pop et collectifs"
Joséphine Avril de chez Carøe : "Le cinéma et la cuisine sont deux arts pop et collectifs"
C'est l'un des cools transferts cinéma-cuisine de ces dernières années. Joséphine Avril, anciennement en charge de la diffusion du contenu de la société indé Ecce Films, s'est réinventée à la tête du restaurant Carøe, l'une des plus belles adresses du Pays-Basque. A la clé : un prix de la "Meilleure Régalade" du guide du Fooding 2020, et bientôt les étoiles?
Tu peux nous raconter tes années cinéma ?
J’ai eu de la chance de me retrouver assez tôt dans une boîte cool, Ecce Films, après quelques stages festivals et diffusion pour Cannes ou le distributeur Le Pacte. Emmanuel Chaumet (patron d’Ecce, ndlr), voulait avoir quelqu’un en interne qui s’occupe de la diffusion des films de la société, ce qui était étonnant pour l’époque, puisque s’était toujours des services externalisés. Comme ça restait des petits films, et une société familiale, artisanale, je m’occupais un peu de toute la vie des films finis: je faisais les ventes, je m’occupais de la partie festivals, j’essayais tant bien que mal de refourguer des films chelous à des distributeurs étrangers qui n’y comprenaient rien ! Je suis restée trois, quatre ans dans la boîte, et c’était un super moment, puisque j’ai vécu l’effervescence des premiers longs marquants d’Ecce, avec l’émergence d’Antonin Peretjatko, de Justine Triet, de Benoît Forgeard, tous ces auteurs hyper excitants.
Dans une cuisine, chaque détail compte pour que ce soit singulier, qu’il y ait une âme, un peu d’émotion. Tu dois te préoccuper de la lumière, de la musique, des décors, de la manière dont tu communiques, c’est un art collectif, exactement comme le cinéma.
Pourquoi avoir radicalement changé de métier alors ?
Je n’ai pas changé de voie parce que ça ne me plaisait pas ou que j’étais frustrée. Je voyais ce qu’était le taff de producteur, et je ne me voyais pas faire ça sur le long terme. Et puis il y avait des raisons plus personnelles. Mon mec bossait à l’étranger, on en avait marre de pas se voir, alors on s’est dit : «bon, trouvons un truc à faire à deux». Lui il était ingénieur. Moi, j’avais grandi à Bayonne, et j’étais restée très liée au Pays-Basque, donc on a fait le choix de s’installer là-bas. Mais on n'avait aucune expérience réelle en cuisine, zéro background. J’avais simplement bossé dans des restaurants au service quand j’étais étudiante, et Florian était fils d’agriculteur, donc il connaissait bien le rapport au produit. Mais ça s’arrêtait là. On s’est lancé un peu sur un coup de tête quand même ! On a cherché un local à Biarritz et une semaine plus tard on trouvait un petit truc et c’était parti. Florian passait ses nuits sur YouTube à regarder des vidéos japonaises de découpe de poisson au début. On a commencé modeste, et on a appris en faisant.
Pourquoi avoir choisi le narratif «Nordique» pour Carøe ?
Je suis moitié danoise, et Florian était sensible à la culture culinaire nordique. Il y a des rapprochements évidents avec le Pays Basque : le rapport à la mer, la culture tapas aussi présente sur la côte espagnole. Et puis, en tant qu’ancien ingénieur, Florian a beaucoup aimé le côté technique de la cuisine nordique, les fermentations, techniques de préservation, tout ça lui plaisait. On avait envie de raconter le nord à Biarritz, faire manger différemment des harengs aux gens. Et on a peaufiné notre projet petit à petit, en revenant à une pêche plus locale, en simplifiant les assiettes et en précisant les techniques. On a commencé petit mais là c’est notre cinquième année et ça devient plus sérieux. Avec le prix Fooding, on a commencé à refuser des gens, et on s’est dit qu’il fallait s’agrandir, c’est en projet pour l’année prochaine. On n’est pas obsédé par l’objectif étoile, mais on veut faire les choses bien.
La cuisine c’est comme le foot : le cinéma n’arrivera jamais à capter le truc. C’est très étonnant, mais je ne vois quasiment pas de films ou scènes qui soient parvenus à restituer l’émotion de la cuisine.
Quels rapprochements tu pourrais faire entre tes deux activités, entre le cinéma et la cuisine ?
D’abord c’est un milieu, un environnement socio-professionnel-amical, avec des gens qui s’aident, etc. On a eu la chance d’être hyper bien accueillis par les chefs du coin, même les étoilés. Ensuite, il y a d’autres liens que j’ai découverts : un restaurant, comme un film, ce n’est pas qu’une seule personne. Ce n’est pas qu’un chef ou qu’un réalisateur. C’est une équipe et un chantier collectif. Dans une cuisine, chaque détail compte pour que ce soit singulier, qu’il y ait une âme, un peu d’émotion. Tu dois te préoccuper de la lumière, de la musique, des décors, de la manière dont tu communiques, c’est un art collectif, exactement comme le cinéma. Ce sont aussi deux arts pop.
Est-ce que tu as une scène de bouffe, ou un film sur la cuisine, qui t’as marqué ?
La cuisine c’est comme le foot : le cinéma n’arrivera jamais à capter le truc. C’est très étonnant, mais je ne vois quasiment pas de films ou scènes qui soient parvenus à restituer l’émotion de la cuisine. En fait, à part des films de De Funès, il n’y a pas grand-chose je crois. Mais je suis plutôt cliente des documentaires Netflix. Chief’s table, par exemple, je ne connais pas un chef qui ne l’a pas vu, ça a eu une influence de dingue. Tout le monde regarde.
Quel rapport tu as gardé au cinéma ?
Malheureusement je n’ai plus vraiment l’occasion d’y aller. Je ne retournerai jamais à ma vie d’avant mais le cinéma me manque. C’est ma grosse frustration. Mais je reste lié intimement au cinéma, je vois des films en VOD, j’achète les cahiers tous les mois, je vais voir les films des gens dont je connais le travail, récemment le dernier film de Sophie Letourneur, Enorme, que j’ai adoré. Ce qui est génial, par contre, c’est que j’ai retrouvé une forme d’innocence du regard en quittant le cinéma. Lorsqu’on travaille dans la production, on voit trop les cuisines justement, la fabrication, la pénibilité, les petits arrangements, les trucs qui démystifient un peu les films, qui abîment la fascination. Aujourd’hui, j’ai enfin retrouvé ce truc, ce rapport de pureté au film.